GEORGE SAND    –    AIMEE D’ALTON    –    CAROLNE JAUBERT    –    ALFRED TATTET

Correspondances d'Alfred de Musset et George Sand

1833     –     1834     –     1835

George Sand à Alfred de Musset

Paris, début de Janvier 1835

Six heures.
Pourquoi nous sommes-nous quittés si tristes ? nous verrons-nous ce soir ? pouvons-nous être heureux ? pouvons-nous nous aimer ? tu as dit que oui, et j’essaye de le croire. Mais il me semble qu’il n’y a pas de suite dans tes idées, et qu’à la moindre souffrance, tu t’indignes contre moi, comme contre un joug. Hélas ! mon enfant ! Nous nous aimons, voilà la seule chose sûre qu’il y ait entre nous. Le temps et l’absence ne nous ont pas empêchés et ne nous empêcheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble ? La mienne est-elle possible avec quelqu’un ? Cela m’effraie. Je suis triste et consternée par instants, tu me fais espérer et désespérer à chaque instant. Que ferai-je ? Veux-tu que je parte ? Veux-tu essayer encore de m’oublier ? Moi je ne chercherai pas, mais je puis me taire et m’en aller. Je sens que je vais t’aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je te tuerai peut-être et moi avec toi, penses-y bien. Je voulais te dire d’avance tout ce qu’il y avait à craindre entre nous. J’aurais dû te l’écrire et ne pas revenir. La fatalité m’a ramenée ici. Faut-il l’accuser ou la bénir ? Je t’ai vu et je t’ai cédé. Il y a des heures je te l’avoue où l’effroi est plus fort que l’amour et où je me sens paralysée comme un homme sur le sentier de montagne qui n’ose ni avancer ni reculer entre deux abîmes. L’amour avec toi et une vie de fièvre pour tous deux peut-être : ou bien la solitude et le désespoir pour moi seule. Dis-moi, crois-tu pouvoir être heureux ailleurs ? Oui sans doute, tu as vingt-trois ans et les plus belles femmes du monde, les meilleures peut-être, peuvent t’appartenir. Moi, je n’ai pour t’attacher que le peu de bien, et le beaucoup de mal que je t’ai fait. C’est une triste dot que je t’apporte. Chasse-moi, mon enfant, dis un mot. Cette fois, tu n’auras rien à craindre de violent de ma part, et je ne te demanderai pas compte d’un bonheur auquel j’avais renoncé. Dis-moi ce que tu veux, fais ce que tu veux, ne t’occupe pas de moi, je vivrai pour toi aussi longtemps que tu voudras, et le jour où tu ne voudras plus, je m’éloignerai sans cesser de te chérir et de prier pour toi. Consulte ton cœur, ta raison aussi, ton avenir, ta mère, pense à ce que tu as hors de moi et ne me sacrifie rien. Si tu reviens à moi, je ne peux te promettre qu’une chose, c’est d’essayer de te rendre heureux. Mais il te faudrait de la patience et de l’indulgence pour quelques moments de peur et de tristesse que j’aurai encore sans doute. Cette patience-là n’est guère de ton âge. Consulte-toi, mon ange. Ma vie t’appartient et quoi qu’il arrive, sache que je t’aime et t’aimerai…

Veux-tu que j’aille là-bas à dix heures ?

Alfred de Musset à George Sand

Paris, début de Janvier 1835

Le bonheur, le bonheur, et la mort après, la mort avec ! Oui, tu me pardonnes, tu m’aimes ! tu vis, ô mon âme, tu seras heureuse ! Oui, par Dieu, heureuse par moi. Et oui, j’ai vingt-trois ans, et pourquoi les ai-je, pourquoi suis-je dans la force de l’âge, sinon pour te verser ma vie pour que tu la boives sur mes lèvres ? Ce soir, à dix heures et compte que j’y serai plus tôt. Viens dès que tu pourras ; viens pour que je me mette à genoux, pour que je te demande de vivre, d’aimer, de pardonner !

Ce soir, ce soir.

George Sand à Alfred de Musset

Paris, début de Janvier 1835

[…] à mon billet, et tu n’as peut-être pas voulu me voir. J’ai désiré cette séparation tous les jours, au moins une heure par jour, depuis que tu es venu me chercher à mon retour de Nohant pour m’emmener dîner avec toi, au milieu de mes résolutions et de mes frayeurs. Je n’ai pu prendre confiance à cette vie, qu’avec des efforts de courage ou des élans d’amour. Oh ceux-là pourquoi ne les sais-tu pas faire durer, pourquoi faut-il qu’avec toi, le cœur ne suffise pas ? Il y faut encore du caractère, de l’héroïsme, du dévouement, et je n’ai rien de tout cela, parce que je sens que tu ne t’y tromperais pas et que tu n’en voudrais pas. L’amour c’est le bonheur qu’on se donne mutuellement.
Ô Dieu, ô Dieu, je te fais des reproches à toi qui souffres tant ? Pardonne-moi mon ange, mon bien-aimé, mon infortuné. Je souffre tant moi-même ; je ne sais à qui m’en prendre. Je me plains à Dieu, je lui demande des miracles. Il n’en fait pas, il nous abandonne. Qu’allons-nous devenir ? Il faudrait que l’un de nous eût de la force, soit pour aimer, soit pour guérir, et ne t’abuse, nous n’avons ni l’une ni l’autre, et pas plus l’un que l’autre. Tu crois que tu peux m’aimer encore, parce que tu peux espérer encore tous les matins après avoir nié tous les soirs. Tu as vingt-trois ans, et voilà que j’en ai trente et un, et tant de malheurs, tant de sanglots, de déchirements derrière moi ! Où vas-tu ? Qu’espères-tu de la solitude et de l’exaltation d’une douleur déjà si poignante ? Hélas me voici lâche et flasque comme une corde brisée, me voici par terre, me roulant avec mon amour désolé comme avec un cadavre, et je souffre tant que je ne peux pas me relever pour l’enterrer ou pour le rappeler à la vie. Et toi, tu veux exciter et fouetter ta douleur. N’en as-tu pas assez comme cela ? Moi je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de pis que ce que j’éprouve.

Mais tu espères ? tu t’en relèveras peut-être ? Oui, je m’en souviens, tu as dit que tu la prendrais corps à corps et que tu sortirais victorieux de la lutte, si tu ne périssais pas tout d’un coup. Eh bien oui, tu es jeune, tu es poète, tu es dans ta beauté et dans ta force. Essaye donc, moi je vais mourir. Adieu, adieu, je ne veux pas te quitter, je veux ne pas te reprendre, je ne veux rien, rien, j’ai les genoux par terre, et les reins brisés, qu’on ne me parle de rien. Je veux embrasser la terre et pleurer. Je ne t’aime plus, mais je t’adore toujours. Je ne veux plus de toi, mais je ne peux pas m’en passer. Il n’y aurait qu’un coup de foudre d’en haut qui pourrait me guérir en m’anéantissant.

Adieu, reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas, il n’y a que cela qui puisse me faire souffrir davantage, mon seul amour, ma vie, mes entrailles, mon frère, mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, début de Janvier 1835

Quitte-moi, toi, si tu veux. Tant que tu m’aimeras, c’est de la folie, je n’en aurai jamais la force. Écris-moi un mot, je donnerais je ne sais quoi pour t’avoir là. Si je peux me lever, j’irai te voir.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, fin Janvier 1835

Mon ange adoré, je te renvoie ton argent, Buloz m’en a envoyé. Je t’aime, je t’aime, je t’aime, adieu, ô mon Georges [sic] c’est donc vrai ? Je t’aime pourtant. Adieu, adieu ma vie, mon bien. Adieu mes lèvres, mon cœur, mon amour. Je t’aime tant, ô Dieu ! Adieu. Toi, toi, toi, ne te moque pas d’un pauvre homme.

George Sand à Alfred de Musset

Paris, fin Janvier 1835

[…] Tout cela, vois-tu, c’est un jeu que nous jouons. Mais notre cœur et notre vie servent d’enjeux, et ce n’est pas tout à fait aussi plaisant que cela en a l’air. Veux-tu que nous allions nous brûler la cervelle ensemble à Franchard ? Ce sera plus tôt fait.
Rozanne a eu une petite larme sur la joue, quand je lui ai lu le paragraphe qui la concerne. Viens pour elle, si ce n’est pour moi. Elle te donnera du lait et tu lui feras des vers. Je ne serai jalouse que du plaisir qu’elle aura à te soigner, mais de […].

Alfred de Musset à George Sand

Paris, … Janvier 1835

J’ai une fièvre de cheval ; impossible de tenir sur mes jambes ; j’espérais que cela se calmerait. Comment donc faire pour te voir ? Viens donc avec Papet ou Rollinat ; il entrerait le premier tout seul, et quand il n’y aurait personne il t’ouvrirait, après dîner cela se peut bien. Je me meurs de te voir une minute si tu veux. Aime-moi. Vers huit heures tu peux venir, veux-tu ?

George Sand à Alfred de Musset

Paris, … Janvier 1835

Certainement, j’irai mon pauvre enfant. Je suis bien inquiète. Dis-moi, est-ce que je ne peux pas t’aller soigner. Est-ce que ta mère s’y opposerait ? Je peux mettre un bonnet et un tablier à Sophie. Ta sœur ne me connaît pas. Ta mère fera semblant de ne pas me reconnaître, et je passerai pour une garde. Laisse-moi te veiller cette nuit, je t’en supplie. Parle à ta mère, dis-lui que tu le veux.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, Février 1835

J’ai fait des rêves horribles, et toi aussi, mais ta Lélia n’est point un rêve, tu ne t’es trompée qu’à la fin. — Il ne dort pas sous les roseaux du lac, ton Sténio : il est à tes côtés, il assiste à toutes tes douleurs, ses yeux trempés de larmes veillent sur tes nuits silencieuses. — Regarde autour de toi, son ombre triste et souffrante ne t’apparaît-elle pas dans le dernier rêve de ta vie ? Ah oui, c’est moi, moi, tu m’as pressenti. Quand sa pâle figure s’est présentée à toi dans le calme des nuits, quand tu as écrit pour la première fois son nom sur la première page, c’est moi qui m’approchais. Une main invisible m’amenait à toi, l’ange de tes douleurs m’avait mis dans les mains une couronne d’épines et un linceul blanc, et m’avait dit : va lui porter cela ; tu lui diras que c’est moi qui les lui envoie. Moi je croyais tenir une couronne de fleurs, et le voile de ma fiancée ; ainsi je suis venu et je te les ai donnés.

Peut-être l’as-tu cru aussi, car tu les as mis sur ta tête, et tu m’as attiré sur ton cœur : tu as parlé à la fois de bonheur et de mort ; tu m’as dit que je t’apprenais la vie et l’amour, et tu t’es dit en toi-même, il faut que je meure, voilà mon jour arrivé.
Alors tu m’as mis à côté de toi, et tu as arrangé tes papiers ; tu me disais toujours, voilà toute ma vie revenue, il faut me traiter en convalescente, je vais renaître, et en disant cela, tu écrivais ton testament.

Moi, je me disais : voilà ce que je ferai ; je la prendrai avec moi, pour aller dans une prairie ; je lui montrerai les feuilles qui poussent, les fleurs qui s’aiment, le soleil qui échauffe tout dans l’horizon plein de vie ; je l’assoirai sur du jeune chaume, elle écoutera, et elle comprendra bien ce que disent tous ces oiseaux, toutes ces rivières avec les harmonies du monde — elle reconnaîtra tous ces milliers de frères, et moi pour l’un d’entre eux ; elle nous pressera sur son cœur ; elle deviendra blanche comme un lys, et elle prendra racine dans la sève du monde tout-puissant.

Je t’ai donc prise et je t’ai emportée ; mais je me suis senti trop faible. Je croyais que j’étais trop jeune parce que j’avais vécu sans mon cœur, et que je me disais toujours : je m’en servirai en temps et lieu : mais j’avais traversé un si triste pays que mon cœur ne pouvait plus se desserrer sans souffrir, tant il avait souffert pour se serrer autant ; ce qui fait que mes bras étaient tout allongés et tout maigres, et je t’ai laissée tomber.

Tu ne m’en as pas voulu. Tu m’as dit que c’était parce que tu étais trop lourde, et tu t’es retournée la face contre terre, mais tu me faisais signe de la main pour me dire de continuer sans toi, et que la montagne était proche, mais tu es devenue pâle comme une hyacinthe et le tertre vert s’est roulé sur toi, et je ne t’ai plus vue qu’une petite éminence où poussait de l’herbe. Je me suis mis à pleurer sur ta tombe et alors je me suis senti la force d’un millier d’hommes pour t’emporter, mais les cloches sonnaient dans le lointain et il y avait des gens qui traversaient la vallée en disant ; voilà comme elle était, elle faisait ceci, elle faisait cela. Elle a fini par là. Alors il est venu des hommes qui m’ont dit : la voilà donc, nous l’avons tuée ; mais je me suis éloigné avec horreur, en disant ; je ne l’ai pas tuée, si j’ai de son sang après les mains, c’est que je l’ai ensevelie, et vous, vous l’avez tuée, et vous avez lavé vos mains. Prenez garde que je n’écrive sur sa tombe qu’elle était bonne, sincère, et grande, et si on vous demande qui je suis, répondez que vous n’en savez rien, attendu que je sais qui vous êtes. Le jour où elle sortira de cette tombe, son visage portera les marques de vos coups, mais ses larmes les cacheront et il y en aura une pour moi.

Mais toi tu ne vois pas les miennes ! Ma fatale jeunesse m’a peint sur le visage un rire convulsif. Tu m’as aimé, mais ton amour était solitaire comme le désespoir ; tu avais tant pleuré, et moi si peu ! Tu meurs muette sur mon cœur, mais je ne retournerai point à la vie, quand tu n’y seras plus ; j’aimerai les fleurs de ta tombe comme je t’ai aimée, elles me laisseront boire comme toi leur doux parfum et leur triste rosée, elles se faneront comme toi sans me répondre et sans savoir pour qui elles meurent.

George Sand à Alfred de Musset

Paris, 22 ou 23 Février 1835

Non, non, c’est assez ! Pauvre malheureux, je t’ai aimé comme mon fils, c’est un amour de mère, j’en saigne encore. Je te plains, je te pardonne tout, mais il faut nous quitter. J’y deviendrais méchante. Tu dis que cela vaudrait mieux et que je devrais te souffleter quand tu m’outrages. Je ne sais pas lutter. Dieu m’a faite douce et cependant fière. Mon orgueil est brisé à présent, et mon amour n’est plus que de la pitié. Je te le dis, il faut en guérir. Sainte-Beuve a raison. Ta conduite est déplorable, impossible. Mon Dieu à quelle vie vais-je te laisser ! L’ivresse, le vin ! les filles, et encore, et toujours ! Mais puisque je ne peux plus rien pour t’en préserver, faut-il prolonger cette honte pour moi, et ce supplice pour toi-même ? Mes larmes t’irritent. Ta folle jalousie à tout propos, au milieu de tout cela ! plus tu perds le droit d’être jaloux plus tu le deviens ! Cela ressemble à une punition de Dieu sur ta pauvre tête. Mais mes enfants à moi, oh ! mes enfants, mes enfants ! adieu, adieu, malheureux que tu es, mes enfants, mes enfants !…

Alfred de Musset à George Sand

Paris, fin Février ou début Mars 1835.

Senza veder, e senza parlar, toccar la mano d’un pazzo chi partè domani.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, début du carême de 1835

Mon cher Georgeot, je vais partir. Je suis tellement misérable que je n’ai même pas le courage d’attendre jusqu’à ton départ. J’ai fait mes petits paquets, et ma place est retenue pour ce soir. Malgré que nous soyons aujourd’hui dans toute cette tristesse des jours gras, voudras-tu me donner un quart d’heure d’adieu ? Ce ne sera qu’autant que tu ne t’en effraieras pas. Si tu ne peux pas, écris-moi un mot ; que je ne parte pas sans une poignée de main, et un dernier souvenir.

Ton pauvre vieux lièvre.

ALFRED.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, fin Février ou début Mars 1835

C’est chez toi, mon enfant, que j’irai te dire adieu. Je t’avais écrit non pour te demander de venir ailleurs, mais simplement pour être sûr de te voir un instant. Ne t’effraye pas ; je ne suis de force à tuer personne ce matin.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, Mars 1835

Mon enfant, viens me voir ce soir, je t’en prie. J’ai écrit sans réfléchir, et si je t’ai parlé durement c’est sans le vouloir. Viens, si tu me crois.