GEORGE SAND    –    AIMEE D’ALTON    –    CAROLNE JAUBERT    –    ALFRED TATTET

Correspondances d'Alfred de Musset et George Sand

1833     –     1834     –     1835

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 23 Juillet 1833

J’ai reçu Lélia — je vous en remercie, et bien que j’eusse résolu de me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j’aurai tout lu avant de retourner au corps de garde.

Si après avoir raisonnablement trempé vos doigts dans l’encre, vous vous couchez prosaïquement, je souhaite que Dieu vous délivre de votre mal de tête. — Si vous avez réellement l’idée d’aller vous percher sur les tours Notre-Dame, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez d’y aller avec vous — pourvu que je rentre à mon poste le matin, je puis disposer de ma veillée patriotique ; répondez-moi un mot, et croyez à mon amitié sincère.

ALFD DE MUSSET.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 24 Juillet 1833

Éprouver de la joie à la lecture d’une belle chose faite par un autre, est le privilège d’une ancienne amitié — je n’ai pas ces droits auprès de vous, madame, il faut cependant que je vous dise que c’est là ce qui m’est arrivé en lisant Lélia — J’étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c’était ; cela ne pouvait pas être médiocre, mais — enfin ça pouvait être bien des choses, avant d’être ce que cela est. Avec votre caractère, vos idées, votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de contrepartie des mémoires de vos boulangers, etc. — vous savez, dis-je, que pour moi un livre, c’est un homme, ou rien — je me soucie autant que de la fumée d’une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, qu’à tête reposée et en travaillant pour votre plaisir, vous pourriez imaginer et combiner. — Il y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au cœur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de René et de Lara. Vous voilà George Sand ; autrement vous eussiez été Mme une telle, faisant des livres.
Voilà un insolent compliment — je ne saurais en faire d’autres, le public vous les fera. Quant à la joie que j’ai éprouvée, en voici la raison.

Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot ridicule de — voulez-vous ? ou ne voulez-vous pas ? — ne sortira de mes lèvres avec vous. — Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport — vous ne pouvez donner que l’amour moral — et je ne puis le rendre à personne (en admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m’envoyer paître, si je m’avisais de vous le demander), mais je puis être — si vous m’en jugez digne — non pas même votre ami — c’est encore trop moral pour moi — mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par conséquent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs et d’attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l’Europe moderne. Si, à ce titre, quand vous n’avez rien à faire, ou envie de faire une bêtise comme je suis poli !), vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, au lieu d’aller ces jours-là chez Mme une telle, faisant des livres, j’aurai affaire à mon cher Monsieur George Sand, qui est désormais pour moi, un homme de génie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n’ai aucune raison pour mentir.

À vous de cœur,

ALFD DE MUSSET.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 25  Juillet 1833

Mon cher Georges [sic], vos beaux yeux noirs que j’ai outragés hier m’ont trotté dans la tête ce matin — je vous envoie cette ébauche, toute laide qu’elle est, par curiosité, pour voir si vos amis la reconnaîtront, et si vous la reconnaîtrez vous-même.

Good night. I am gloomy today.

ALFD DE MT.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 25 Juillet 1833

Mon cher Georges, j’ai quelque chose de bête et de ridicule à vous dire. Je vous l’écris sottement au lieu de vous l’avoir dit, je ne sais pourquoi, en rentrant de cette promenade. J’en serai désolé ce soir. Vous allez me rire au nez, me prendre pour un faiseur de phrases dans tous mes rapports avec vous jusqu’ici. Vous me mettrez à la porte et vous croirez que je mens. Je suis amoureux de vous. Je le suis depuis le premier jour où j’ai été chez vous. J’ai cru que je m’en guérirais tout simplement en vous voyant à titre d’ami. Il y a beaucoup de choses dans votre caractère qui pouvaient m’en guérir ; j’ai tâché de me persuader tant que j’ai pu ; mais je paye trop cher les moments que je passe avec vous. J’aime mieux vous le dire et j’ai bien fait, parce que je souffrirai bien moins pour m’en guérir à présent si vous me fermez votre porte.
Cette nuit, pendant que […] j’avais résolu de vous faire dire que j’étais à la campagne, mais je ne veux pas faire de mystères ni avoir l’air de me brouiller sans sujet.

Maintenant, George, vous allez dire : encore un qui va m’ennuyer ! comme vous dites ; si je ne suis pas tout à fait le premier venu pour vous, dites-moi, comme vous me l’auriez dit hier en me parlant d’un autre, ce qu’il faut que je fasse. Mais je vous en prie, si vous voulez me dire que vous doutez de ce que je vous écris, ne me répondez plutôt pas du tout. Je sais comme vous pensez de moi, et je n’espère rien en vous disant cela. Je ne puis qu’y perdre une amie et les seules heures agréables que j’aie passées depuis un mois. Mais je sais que vous êtes bonne, que vous avez aimé, et je me confie à vous, non pas comme à une maîtresse, mais comme à un camarade franc et loyal. George, je suis un fou de me priver du plaisir de vous voir pendant le peu de temps que vous avez encore à passer à Paris, avant votre voyage à la campagne, et votre départ pour l’Italie où nous aurions passé de si belles nuits, si j’avais la force. Mais la vérité est que je souffre et que la force me manque.

ALFD DE MT.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 27 Juillet 1833

S’il y a dans les feuilles que je viens [de] lire6 une page où vous ayez pensé à moi, et que je l’aie deviné, je vous remercie, George […] et, avant de […] résister au désir de vous […] je voudrais que vous me connûssiez mieux, que vous voyiez qu’il n’y a dans ma conduite envers vous ni rouerie ni orgueil affecté, et que vous ne me fassiez pas plus grand ni plus petit que je ne suis. Je me suis livré sans réflexion au plaisir de vous voir et de vous aimer — je vous ai aimée, non pas chez vous, près de vous, mais ici, dans cette chambre où me voilà seul à présent. C’est là que je vous ai dit ce que je n’ai jamais dit à personne. — Vous souvenez-vous que vous m’avez dit un jour que quelqu’un vous avait demandé si j’étais Octave ou Cœlio7, et que [vous] aviez répondu : tous les deux, je crois. — Ma folie a été de ne vous en montrer qu’un, George, et quand l’autre a parlé, vous lui avez répondu comme à […]

À qui la faute ? à moi. Plaignez ma triste nature qui s’est habituée à vivre dans un cercueil scellé, et haïssez les hommes qui m’y ont forcé. Voilà un mur de prison, disiez-vous hier, tout viendrait s’y briser — Oui, George, voilà un mur, vous n’avez oublié qu’une chose, c’est qu’il y a derrière un prisonnier.

Voilà mon histoire tout entière, ma vie passée, ma vie future. Je serai bien avancé, bien heureux, quand j’aurai barbouillé de mauvaises rimes les murs de mon cachot ! Voilà un beau calcul, une belle organisation, de rester muet en face de l’être qui peut vous comprendre, et de faire de ses souffrances un trésor sacré pour le jeter dans toutes les voiries, dans tous les égouts, à six francs l’exemplaire ! Pouah !
Plaignez-moi, ne me méprisez pas. Puisque je n’ai pu parler devant vous, je mourrai muet. Si mon nom est écrit dans un coin de votre cœur, quelque faible, quelque décolorée qu’en soit l’empreinte, ne l’effacez pas. Je puis embrasser une fille galeuse et ivre morte, mais je ne puis embrasser ma mère.

Aimez ceux qui savent aimer, je ne sais que souffrir. Il y a des jours où je me tuerais ; mais je pleure ; ou j’éclate de rire, non pas aujourd’hui, par exemple. Adieu George, je vous aime comme un enfant.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 28 juillet 1833

Je crois, mon cher Georges, que tout le monde est fou ce matin ; vous qui vous couchez à quatre heures, vous m’écrivez à huit ; moi qui me couche à sept, j’étais tout grand éveillé au beau milieu de mon lit, quand votre lettre est venue. Mes gens auront pris votre commissionnaire pour un usurier, car on l’a renvoyé sans réponse. Comme j’étais en train de vous lire, et d’admirer la sagesse de votre style, arrive un de mes amis (toujours à huit heures), lequel ami se lève ordinairement à deux heures de l’après-midi. Il était cramoisi de fureur contre un article des Débats où l’on s’efforce ce matin même de me faire un tort commercial de quelques douzaines d’exemplaires8. En vertu de quoi j’ai essuyé mon rasoir dessus.

J’irai certainement vous voir à minuit. Si vous étiez venue hier soir, je vous aurais remerciée sept fois comme ange consolateur et demi, ce qui fait bien proche de Dieu. J’ai pleuré comme un veau pour faire ma digestion après quoi je suis accouché par le forceps de cinq vers et un hémistiche, et j’ai mangé un fromage à la crème qui était tout aigre.
Que Dieu vous conserve en joie vous et votre progéniture jusqu’à la vingt et unième génération.

Yours truly,

ALFD DE MT.