Correspondances d'Alfred de Musset et George Sand

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 23 Juillet 1833

J’ai reçu Lélia — je vous en remercie, et bien que j’eusse résolu de me conserver cette jouissance pour la nuit, il est probable que j’aurai tout lu avant de retourner au corps de garde2.
Si après avoir raisonnablement trempé vos doigts dans l’encre, vous vous couchez prosaïquement, je souhaite que Dieu vous délivre de votre mal de tête. — Si vous avez réellement l’idée d’aller vous percher sur les tours Notre-Dame3, vous serez la meilleure femme du monde, si vous me permettez d’y aller avec vous — pourvu que je rentre à mon poste le matin, je puis disposer de ma veillée patriotique ; répondez-moi un mot, et croyez à mon amitié sincère.

ALFD DE MUSSET.

Alfred de Musset à George Sand

Paris, 24 juillet 1833.

Éprouver de la joie à la lecture d’une belle chose faite par un autre, est le privilège d’une ancienne amitié — je n’ai pas ces droits auprès de vous, madame, il faut cependant que je vous dise que c’est là ce qui m’est arrivé en lisant Lélia — J’étais, dans ma petite cervelle, très inquiet de savoir ce que c’était ; cela ne pouvait pas être médiocre, mais — enfin ça pouvait être bien des choses, avant d’être ce que cela est. Avec votre caractère, vos idées, votre nature de talent, si vous eussiez échoué là, je vous aurais regardée comme valant le quart de ce que vous valez. Vous savez que malgré tout votre cher mépris pour vos livres, que vous regardez comme des espèces de contrepartie des mémoires de vos boulangers, etc. — vous savez, dis-je, que pour moi un livre, c’est un homme, ou rien — je me soucie autant que de la fumée d’une pipe, de tous les arrangements, combinaisons, drames, qu’à tête reposée et en travaillant pour votre plaisir, vous pourriez imaginer et combiner. — Il y a dans Lélia des vingtaines de pages qui vont droit au cœur, franchement, vigoureusement, tout aussi belles que celles de René et de Lara4. Vous voilà George Sand ; autrement vous eussiez été Mme une telle, faisant des livres.
Voilà un insolent compliment — je ne saurais en faire d’autres, le public vous les fera. Quant à la joie que j’ai éprouvée, en voici la raison.
Vous me connaissez assez pour être sûre à présent que jamais le mot ridicule de — voulez-vous ? ou ne voulez-vous pas ? — ne sortira de mes lèvres avec vous. — Il y a la mer Baltique entre vous et moi sous ce rapport — vous ne pouvez donner que l’amour moral — et je ne puis le rendre à personne (en admettant que vous ne commenciez pas tout bonnement par m’envoyer paître, si je m’avisais de vous le demander), mais je puis être — si vous m’en jugez digne — non pas même votre ami — c’est encore trop moral pour moi — mais une espèce de camarade sans conséquence et sans droits, par conséquent sans jalousie et sans brouilles, capable de fumer votre tabac, de chiffonner vos peignoirs et d’attraper des rhumes de cerveau en philosophant avec vous sous tous les marronniers de l’Europe moderne. Si, à ce titre, quand vous n’avez rien à faire, ou envie de faire une bêtise comme je suis poli !), vous voulez bien de moi pour une heure ou une soirée, au lieu d’aller ces jours-là chez Mme une telle, faisant des livres, j’aurai affaire à mon cher Monsieur George Sand, qui est désormais pour moi, un homme de génie. Pardonnez-moi de vous le dire en face, je n’ai aucune raison pour mentir.
À vous de cœur,

ALFD DE MUSSET.